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cd
2014
"Vous m’emmerdez !"

Avoir vingt ans, c’est très important. Et pas tant que ça, finalement. Mais si, quand même... Enfin, les Ogres de Barback ont commencé leur aventure en 1994 et, pour fêter l’anniversaire symbolique de 2014, ils avaient d’abord pensé ne rien faire. Ou alors peut-être une compilation d’inédits et de raretés. Puis Fred est parti aux États-Unis pour un road trip de quelques mois avec femme et enfants.
Il en est revenu avec dix textes qui, ajoutés à quelques chansons que les Ogres chantent depuis peu en concert, vont constituer la matière de Vous m’emmerdez !, leur huitième album en studio (outre quatre live et trois albums de Pitt Ocha pour les enfants). Et, comme par inadvertance, « c’est un peu le résumé de ce qu’on est depuis vingt ans », comme le note Alice, qui remarque aussi que Vous m’emmerdez ! est un album « recentré sur la chanson française ».

Il y a vingt ans, leur manière de faire de la chanson était même une révolution. « Quand nos copains de quartier nous ont vu sortir l’accordéon et le violon pour jouer dans la rue ou dans les bars à Cergy, ils ne comprenaient pas », se souvient Fred. Mais avec son frère Sam et ses sœurs Alice et Mathilde, il écoute les disques de papa et maman : Renaud, Pierre Perret, Georges Brassens, Léo Ferré… Puis sont venus le punk rock et le rock alternatif. Oui, ça a des conséquences : « D’autres qui sont doués pour parler des petites fleurs et des robes légères mais, dès le départ, nous faisons de la musique pour dire quelque chose. »

Il y a vingt ans, Sam a dix-neuf ans, Fred, dix-huit, les jumelles, quinze, et leurs premières chansons disent déjà la révolte, l’ironie qui mord et la poésie qui s’évade, sur des instruments que le rock habituel ne connait pas : accordéon, violon, flûte, tuba, violoncelle, clarinette… C’était le début d’une aventure hors norme dans la musique en France : « Nous sommes indépendants, autonomes, autogérés. On n’a pas vu passer le temps parce qu’on a travaillé tout le temps. On n’a pas galéré pendant vingt ans : on a toujours avancé. Mais on a eu l’apprentissage le plus long du monde : la rue, les cafés-concerts de cinquante places, les salles autogérées de deux cents places, les premières vraies tournées, le premier disque – tout ça a pris cinq ans. Aujourd’hui, on peut remplir deux ou trois mille places dans beaucoup de villes mais quand on joue à l’Olympia, chacun touche le même cachet que quand on joue dans une salle autogérée de deux cents places dans la Creuse. »
Les vingt ans d’histoire des Ogres sont semés d’aventures folles : une tournée avec les Hurlements d’Léo, une autre avec la Fanfare du Belgistan, des concerts-débats sous chapiteau, des mises en scène singulières… et voici que, pour leur tournée 2014, ils partent avec Eyo’nlé, fanfare béninoise rencontrée il y a quelques années et que l’on entend aussi sur la nouvelle chanson Sacré fils, en compagnie du groupe Lo’Jo.

Une rencontre féconde de plus… Et ce n’est pas un hasard si Christian Olivier de Têtes Raides est venu pour un duo sur la chanson Crache : il y a vingt ans, ce groupe donnait confiance aux jeunes Ogres et allait les inviter à faire plusieurs premières parties…
Les Ogres conservent aussi leur tropisme est-européen en reprenant le traditionnel Amarisi Amari avec le chanteur rom roumain Gavrish Borki. Et ils ne cachent toujours pas leurs admirations : Pages de ma vie rend hommage au chanteur Allain Leprest, et l’album se clôt avec Ma guinguette préférée, référence au Bistrot préféré de Renaud.

Sans oublier leurs influences rock, rap ou électro, les Ogres viennent d’enregistrer un album très enraciné dans la chanson aux couleurs acoustiques et ils retrouvent la gouaille poétique de la tradition Brassens-Renaud avec Vous m’emmerdez !, charge féroce de Fred contre les empêcheurs de vivre ensemble qui sévissent actuellement en France. Quelques chansons goutent aux délices de l’épicurisme ou de la nostalgie introspective, comme Pages de ma vie, À cœur battant ou Coups d’poids dans la gueule. Et leur engagement est toujours aussi protéiforme, de la charge lancée sabre au clair à la méditation rimée, de la farce au réalisme, comme avec une chronique bouleversante d’Afrique écrite par Mathilde (Murabeho Imana), les vertiges d’un instinct délinquant (Carlos Mervil), une charge très poétique contre les intégrismes (Sadique et sévère) ou une insolente fantaisie mettant en scène un flic niais (Condkoï)… Oui, les Ogres offrent une fois de plus des chansons qui s’accrochent à la mémoire et enchantent le cœur, mais ils portent aussi le fer dans la plaie. Tous ensemble.

C’est peut-être cela le génie collectif des Ogres de Barback : être semblables dans la vie à ce qu’ils sont dans leurs chansons, être plus frères et sœurs qu’ils ne se proclament artistes, rester dans le réel et rester vrais. Voilà peut-être pourquoi cela tient si bien et si fort depuis vingt ans. Peut-être aussi parce que vivre autrement leur aventure de groupe et de famille les aurait ennuyés. Emmerdés, même.

Bertrand Dicale