Back to list

CréationsDiscographie

cd
2019
"Amours grises & colères rouges"

Retour aux affaires. Retour à de nouvelles chansons originales, cinq ans après la célébration des 20 ans de l'existence du groupe et l'album Vous m'emmerdez !. Presque une éternité pour les nombreux fidèles. Ne pas penser que la famille Burguière, Fred, Sam, Mathilde, Alice, ait joué la carte de l'absentéisme durant ce laps de temps. Parce que qu'on ne change pas des natures suractives et créatives, les Ogres de Barback se sont acoquinés successivement avec les potes du Bal Brotto Lopez et ceux d'Un Air, Deux Familles. Prendre la route et distiller en collectif enthousiasme contagieux, fougue, générosité et intensité estomaquante, c'est dans leurs gènes. Jamais rassasiés, ils ont même concocté un joli festin à Pierre Perret en appelant en son honneur des convives plus que fréquentables. Ni flambeurs ni rouleurs mécaniques, ces gais lurons ne cessent d'imposer leur indépendance et leur vision grâce à des valeurs saines et un travail tout-terrain.

Amours grises & colères rouges donc. Titre couperet et significatif. Comme la chanson d'ouverture Pas ma haine, inspirée par le livre d'Antoine Leiris, journaliste qui a perdu son épouse lors de la fusillade du Bataclan. « Ils reprendront les chemins de la guerre/ Avec des armes toujours plus effroyables/Ils rempliront encore leurs cimetières/De pauvres diables/Ils reprendront l'épée de Damoclès/Dessus d'autres générations/Puis ils voudront oppresser la jeunesse/Ces pauvres cons/Ils rempliront mon cœur de peine/Mais ils n'auront pas ma haine... ». Le piano instaure une gravité solennelle avant une embardée circassienne. Dynamiter le pessimisme lucide, on peut appeler ça la politesse du désespoir. Fidèles à leurs exigences éthiques et d'esprit, les Ogres maintiennent en éveil des interrogations et des inquiétudes citoyennes en même temps qu'ils raniment musicalement la capacité à vibrer et à se mouvoir. Pas d'injonction moralisante, juste un constat implacable. Un morceau du quatuor, c'est de toute façon plusieurs idées jetées dans une valise, avant la fuite.

C'est un disque joyeusement foisonnant qui joue avec les idiomes de la chanson et les axiomes de la world. C'est un disque plein d'allant, d'élans et de subtilités. C'est un disque qui dégage la force de son honnêteté permanente. C'est un disque qui ne se fout pas du flacon pourvu qu'on ait l'ivresse. C'est surtout un disque qui célèbre des premières fois. Première fois où le groupe délègue la réalisation - dix titres sur les quatorze - à d'autres forces vives. Sur la ligne de départ et d'arrivée, une triplette pour se partager la récolte: Loo & Placido (aux manettes du dernier album de La Tordue et de Kékéland de Brigitte Fontaine), Rémi Sanchez (Zebda) et Damny Baluteau (La Phaze). Première fois où les machines s'invitent  - avec parcimonie - au milieu des  trompettes, percussions, guitares, basse, accordéon, violons, banjo, orgue... Première fois enfin où les chansons d'amour - grises faut-il le rappeler - s'immiscent en force et s'offrent la même part du gâteau que les chansons sociales ou sociétales. Amours en lambeaux (P’tit cœur), amours batailleuses (Si tu restes), amours irréparables (S'il nous plaît). Écrite dans l'optique d'un duo chanté avec Barbara Weldens (disparue l'été 2017), Pour toi prend ici des allures d'hommage poignant.

En éveilleurs de conscience et sous l'inflexion d'une dose de sarcasme, les Ogres envisagent la Chanson pour dans 2 000 ans, quand les hommes auront mis fin à leurs éternelles absurdités et « quand il n'y aura plus d'allégeance sur Terre entre un noir et un blanc ». Il y a aussi une tentative de dénicher un remède à la maladie du siècle (La nombrilïte aiguë), une liste de résolutions qui volent en éclat (Tous les matins immondes), un grand tribunal sur fond d'inceste (Hé Papa), la parole d'un ami-mort dévoré par ses excès (Latrim’), une révolte contre le sort réservé à la gente féminine (Pas une femme). Difficile, évidemment, d'imaginer un album de ces infatigables troubadours sans son lot d'invités. Cela s'inscrit dans le droit fil de leurs principes. Comme sur la livraison précédente, la fringante fanfare béninoise Eyo'nlé entre dans la danse et ordonne à de francs déhanchements sur trois morceaux. Quant à Magyd Cherfi et Lior Shoov, ils unissent leurs voix pour célébrer un instant de béatitude amoureuse face au chaos du monde (Il y a ta bouche).

Les Ogres de Barback nous disent, avec une foi dans la musique qui semble, elle, inentamée, ce qu'est notre époque. Ils ont définitivement le goût des autres. Rien d'étonnant pour un groupe qui ne cesse de faire rimer humilité et félicité.